LE KALEVALA
Les Finnois appartiennent à la famille ethnique ou
ralo-altaïque
et sont apparentés de près aux Estonniens,
aux Hongrois, aux Mordvins et à d'autres peuplades
encore établies en Russie. Leur langue est un rameau
du groupe finno-ougrien.
On ne peut dire avec certitude à quelle époque
les Finnois s'établirent dans le pays qu'ils occupent
maintenant ; il est toutefois probable que, venus de Russie,
ils s'y installèrent tout au début de l'ère
chrétienne, refoulant vers le nord les peuplades lapones
avec lesquelles ils ont une certaine parenté linguistique.
Les nouveaux venus étaient principalement agriculteurs
et pêcheurs ; sur les rives des innombrables lacs et
le long des rapides écumants, ils fondèrent
de petits villages. Très belliqueuses, les différentes
tribus finnoises étaient en lutte constante entre
elles ou avec les immigrés suédois qui, à une époque
impossible à préciser, vinrent coloniser
les côtes méridionales et occidentales
de la Finlande. On sait avec certitude que les Vikings
s'établirent en Finlande dès le VII siècle.
Les Finnois étaient païens ; leur religion,
le chamanisme, était apparentée au fétichisme.
La nature est peuplée de génies bienveillants
ou hostiles, qui observent en général
une attitude passive et n'interviennent qu'à la
prière des sorciers, les shamans. Ceux-ci sont détenteurs
des paroles magiques et des conjurations qui leur donnent
le pouvoir de dominer les démons, de détourner
leurs maléfices ou d'attirer leur bienveillance.
Cette religion extrêmement primitive et grossière
se haussa chez les Finnois à un certain animisme,
sous l'influence des peuples germaniques et Scandinaves
voisins. Tout en estant incapable de créer une mythologie
cohérente et claire, le chamanisme réussit à faire
du sorcier un personnage qui ne manque pas d'une certaine
grandeur. Le chaman est un « tie-taja », un sage,
qui connaît les formules ; il est médecin et
peut guérir les blessures ; mais, par dessus
tout, il est un chanteur, un poète. Les paroles magiques,
qui durent être assez simples et sèches au début,
il les développa et en fit une matière poétique
très originale. Chez les Finnois, ainsi que l'a établi
D. Comparetti, la poésie est sortie du chant magique.
Il n'est malheureusement pas possible actuellement de se
rendre compte de la nature et du caractère de cette
poésie primitive ; les parties les plus anciennes
du Kalevala ne remontent guère au delà du 12è
siècle, à une époque où les missionnaires
Scandinaves avaient déjà commencé leur
apostolat en Finlande.
Vers 1150, le roi de Suède Eric IX, désireux
de mettre fin aux incursions des Finnois et à leurs
luttes incessantes, entreprit contre eux une croisade. Mais
ce ne fut qu'en 1323 que la conquête devint définitive
et que la paix de Nôteborg fixa pour la première
fois la frontière finlando russe.
Les Suédois avaient converti les Finnois au catholicisme
et entreprirent la lutte contre le paganisme, qui continua
cependant à vivre dans les vastes solitudes du
pays, au sein de la population paysanne. Mais la poésie
populaire poursuivit sa carrière sur les lèvres
du peuple, tout en perdant de plus en plus son caractère
religieux. Et pourtant, au défaut du xixe siècle
encore, quand Lônnrot entreprit de recueillir
les chansons populaires, il dut bien souvent vaincre la méfiance
des bardes qui refusaient de communiquer leurs chants, de
peur d'être cités en justice pour sorcellerie.
Carrière étrange et magnifique que celle de
ce fils d'un pauvre tailleur de village! Dès sa jeunesse,
il décide de consacrer toute sa vie et toute son énergie à la
poésie populaire et, surmontant toutes les difficultés,
arrive à atteindre son but et à dresser au
génie de son peuple un monument unique dans toutes
les littératures.
Elias Lônnrot naquit en 1802 à Paikkari, sur
les rives boisées du lac Valkjarvi, dans une petite
cabane où toute la famille ne disposait que d'une
pièce. La maison était même dépourvue
d'étuve, cette maisonnette pour les bains de
vapeur que Kivi, le grand romancier finnois, appelle « la
seule joie du pauvre ». Malgré la misère
que l'on souffrit souvent au logis pendant les années
de famine et de guerre, la vie familiale était
heureuse. C'est pendant l'enfance du futur Homère
finnois que la Finlande, après la guerre de 1808-1809,
fut séparée de la Suède pour former
un grand duché relevant directement du tsar. Alexandre
Ier laissa au pays sa constitution occidentale et ses
lois, et jusqu'à la fin du siècle, la Finlande
put se développer en paix, se fortifier et préparer
son avenir.
Le petit Elias fréquenta l'école suédoise
du village voisin pendant un an ; mais quand les ressources
se tarirent, il dut regagner la pauvre
cabane paternelle où il dévora la Bible, le
psautier et le catéchisme, les seuls livres de la
maison. Quelques années plus tard, ses parents
l'envoyèrent
au lycée d'Abo où il resta trois ans, vivant
dans une grande indigence, empruntant des livres à ses
amis plus riches et travaillant avec acharnement ; il
apprit correctement le suédois et les rudiments
du latin. Puis il dut rentrer à la maison, par manque
d'argent, et reprendre l'aiguille du tailleur. Le pasteur
de la paroisse, frappé par son intelligence,
lui conseilla d'entreprendre une tournée de mendicité,
comme les étudiants pauvres : il fallait aller
de ferme en ferme, chanter ou réciter, pour recevoir
du seigle, rarement de l'argent. Avec les provisions recueillies
de cette façon, Lönnrot partit pour Borgo, à l'âge
de dix-sept ans ; puis, pour assurer son existence matérielle,
il accepta une place d'aide-apothicaire dans la ville de
Hà'meenlinna.
Travaillant la nuit, après le labeur quotidien, il
put poursuivre ses études et réussit à passer
son baccalauréat en 1822, bien qu'avec grand'peine.
Tout en suivant les cours de l'Université d'Abo,
il s'engagea comme précepteur dans une famille où il
eut la chance de faire la connaissance de Becker qui le mit
au courant de tous les travaux entrepris depuis Porthan dans
le domaine du folklore national. Stimulé par cet exemple,
Lônnrot se mit aussi à recueillir des contes
et des chansons populaires et à se familiariser avec
les coutumes du peuple. Entre temps, il préparait
une thèse ; à l'instigation de Becker, il publia
en 1827 une étude De Vàinâmôine
priscorum Fennorum numine.
En 1827, un incendie détruisit l'Université d'Abo
que l'on décida de tranférer à Helsinki,
la nouvelle capitale de la Finlande depuis 1809. Profitant
de ces vacances forcées, Lônnrot entreprit dans
l'intérieur
du pays son premier grand voyage : il allait écrire
sous la dictée des bardes populaires les antiques
chansons de son peuple. Sa moisson fut très riche,
et entre 1829 et 1831, il publia quatre petits volumes de
chansons sous le titre de Kantelc, nom de la cithare sur
laquelle les aèdes finnois accompagnaient leurs
chants. Ces recueils contenaient des chansons de tous genres
: épiques, lyriques, magiques. Dès cette première
collection, Lônnrot inaugura un procédé entièrement
nouveau qu'il appliqua plus tard à son Kdlevala. Il
n'imprima pas les chansons telles qu'il les avait recueillies
sur les lèvres du peuple. Après avoir comparé entre
elles les variantes d'un même thème, il les
fondait en une seule poésie où ne figuraient
que les vers les plus beaux, les passages les plus typiques.
Par cette contamination, Lônnrot cherchait à donner à la
poésie populaire l'apparence la plus digne et la plus
parfaite, une valeur littéraire plus haute. On peut
voir que Lônnrot ne procédait pas scientifiquement
; invoquant la coutume et l'exemple des chanteurs populaires,
il traitait en poète la matière rassemblée
par lui.
Au cours de ce voyage, et aussi par la suite, Lônnrot
portait un costume de paysan et se présentait comme
un campagnard regagnant sa ferme, afin de capter la confiance
des bardes qu'il voulait entendre. Beaucoup de ceux-ci se
méfiaient de lui et refusaient parfois de chanter
les grandes runot magiques, par peur d'être traînés
devant les tribunaux ecclésiastiques. Pour vaincre
leurs soupçons, Lônnrot sortait de sa poche
les collections publiées par Gottlund et se mettait
lui-même à lire ; ce procédé suffisait
en général à inciter les bardes à réciter
leurs plus beaux chants, pour montrer qu'eux aussi connaissaient
des runot.
La publication de Kantele passa presque inaperçue,
et Lônnrot dut couvrir une bonne partie des frais
d'impression. Mais quelques jeunes gens, vivement enthousiasmés
par son œuvre, décidèrent de fonder, en
1831, la Société de littérature finnoise,
dont le but était d'encourager la littérature
finnoise, de faire du finnois une langue de civilisation
et de travailler à l'instruction du peuple. La Société devait
aussi encourager la recherche des chants populaires
et leur publication. Lônnrot en fut le premier secrétaire.
En 1831, Lônnrot se mit en route pour la Carélie,
que l'on savait être la province la plus riche en chants
populaires. Mais, le choléra ayant éclaté à Helsinki,
Lônnrot, qui était étudiant en médecine,
fut rappelé par la Direction du Service de santé.
En automne, il obtint le grade de docteur en médecine
et chirurgie avec une thèse sur la Médecine
magique des Finnois.
L'année suivante, le jeune médecin put enfin
atteindre le pays de ses rêves, la Carélie
russe. Cette région écartée, presque
sauvage, où de nos jours encore la population vit
dans des conditions extrêmement primitives, était
restée orthodoxe et inculte. Dans la Finlande luthérienne,
l'instruction obligatoire imposée et donnée
par l'église avait nui considérablement à la
propagation de la poésie populaire. Mais dans les
vastes solitudes Caréliennes, loin de toute civilisation,
les antiques chansons s'étaient conservées
plus pures et plus riches, et surtout elles présentaient
encore une floraison superbe. Pendant tout l'été,
Lônnrot parcourut une bonne partie de la Carélie,
dans des conditions souvent très pénibles,
souffrant de la faim et des épidémies. Mais
quand il revint à Helsinki, il rapportait dans ses
carnets une merveilleuse collection de chants nouveaux,
la plus abondante qu'on ait vue.
Kalevala
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