LE KALEVALA
La poésie épique avait donc été tirée
de l'oubli et sauvée d'une disparition certaine. Mais
la tâche était encore loin d'être achevée
et Lônnrot, inlassable, reprit ses randonnées à travers
le pays. Il ne voulait pas se reposer avant d'avoir recueilli
l'ensemble de la poésie populaire. En 1836, il obtint
un congé d'un an comme médecin et reçut
une bourse de la Société de littérature,
puis il parcourut de nouveau le nord de la Finlande et la
Carélie, cherchant principalement cette fois les chansons
lyriques. Son expédition fut couronnée de succès,
et dès qu'il eut regagné son foyer, il se mit à préparer
la publication de nouveaux recueils, selon sa méthode.
En 1840, parurent, sous le titre de Kanteletar, trois collections
contenant près de 600 poésies lyriques, ballades
et récits historiques versifiés. En 1842, ce
furent les Sananlaskut, près de 7,000 proverbes, et
enfin en 1844, une collection de 1.700 devinettes, Arvoitukset.
Après avoir pieusement publié la production
poétique de son peuple, Lônnrot entreprit un
vaste travail culturel, avec la collaboration de nombreuses
personnes que son œuvre avait enthousiasmées
: rassembler les matériaux d'un dictionnaire complet
de la langue finnoise. Il exécuta dans ce but de nombreux
voyages en Esthonie, en Ingrie, en Livonie et dans les gouvernements
russes d'Aunus, ainsi qu'en Laponie. Son Dictionnaire finnois-suédois
parut en 1874.
Au cours des recherches pour le dictionnaire, un des plus
actifs collaborateurs de Lônnrot, D. Europasus, découvrit
dans une région négligée précédemment
un chanteur qui pouvait rivaliser avec le vieil Arhippa :
Simana Sissonen lui chanta plus de 60 runot, dont plusieurs étaient
de toute beauté. D'autres personnes avaient aussi
envoyé à Lônnrot des chants qu'elles
avaient rassemblés, si bien que le père du
Kalevala, après avoir étudié ces apports
nouveaux, résolut de réaliser un projet qu'il
caressait depuis longtemps : la refonte du Kalevala qui,
tiré à 500 exemplaires en 1835, avait mis douze
ans pour être épuisé en librairie! On
voit combien l'éveil du sentiment national finnois
avait été lent. Profitant de ce que toute la
poésie populaire, malgré la diversité des
genres, n'avait qu'un seul mètre, Lônnrot décida
d'insérer dans la nouvelle version du Kalevala des
passages lyriques tirés des Kanteletar, des proverbes
et des formules magiques, pour que le nouveau livre fût
vraiment une somme de toute la poésie populaire, qu'il
en donnât une image complète. Le nouveau Kalevala
parut en 1849 ; il comprenait 22.800 vers et 50 chants.
La dernière importante publication de Lônnrot
fut, en 1880, une collection de chants magiques, Loitsu-runot.
Après avoir occupé la chaire de littérature
finnoise à l'Université de Helsinki de 1853 à 1862,
l'Homère finnois s'était retiré dans
sa paroisse natale où il mourut le 19 mars 1884. La
Société de littérature finnoise célèbre
son souvenir chaque année le 28 février, date
de la parution du vieux Kalevala.
Les quelques renseignements que j'ai donnés plus
haut sur la méthode de travail de Lônnrot ont
montré que, lors de la composition du Kalevala, l'Homère
finnois s'est arrogé les droits des chanteurs populaires
et qu'il a délibérément renoncé à faire œuvre
purement scientifique. Il se laissa guider par son instinct
profond d'enfant du peuple, et la fréquentation des
bardes populaires le confirma dans son idée qu'il
devait traiter en poète les chants recueillis.
Dans la préface du premier Kalevala Lônnrot
dit : " Je me suis souvent demandé, en lisant
les runot réunies jadis, surtout par Ganander, s'il
ne serait pas possible, avec les chants de nos ancêtres
sur Vainamô'inen, IImarinen, Lemminkainen et d'autres,
de créer des récits fort longs, comme ceux
des Grecs, des Islandais... En organisant les chants, j'ai
tenu compte de deux circonstances : d'abord de la disposition
que j'avais pu noter chez les meilleurs chanteurs et, quand
cela ne donnait aucune aide, j'ai demandé des raisons
aux chants eux-mêmes et les ai placés dans l'ordre
convenable. » Plus loin, Lônnrot déclare
qu'il a fait de son mieux, mais que peut-être on aurait
pu trouver une autre disposition, meilleure encore que la
sienne.
A maintes reprises, Lônnrot a expliqué avec
une grande clarté qu'il ne visait pas à accomplir
un travail scientifique. Comme il a légué toutes
ses notes et tous ses manuscrits à la Société de
Littérature, et qu'on peut étudier toutes les
variantes dont il a disposé, il est facile de constater
qu'il s'est borné à interpoler et à fondre
les chants, sans rien y ajouter de son propre cru, à part
quelques rares vers de soudure. En outre, il a unifié la
langue du poème. Bien qu'aucun des chants du Kalevala
n'ait été récité par le peuple
dans la forme que lui a donnée Lônnrot, chaque
vers, chaque passage reproduit fidèlement la tradition
orale.
Ce que Lônnrot doit à son instruction supérieure,
c'est la conception de l'épopée, l'idée
d'ordonner les chants en un vaste poème. Mais toute
sa façon de travailler, de composer et d'amalgamer
les épisodes procède directement de la coutume
des bardes populaires.
Dans ces conditions, il n'est pas inutile d'affirmer que
le Kalevala est la seule épopée vraiment populaire
que le monde connaisse. Dès sa parution, l'œuvre
de Lônnrot fut entraînée dans la mêlée
confuse de la question homérique, principalement par
Wolf qui la cita pour étayer ses théories.
Une épopée populaire ne pourrait être
une œuvre collective, accomplie par « le peuple » ;
l'achèvement dernier de l'unité doit être
donné par un individu, et tout grand poème
homogène présuppose qu'un individu a découvert
et appliqué un plan général qu'il a élaboré lui-même.
Les simples bardes finnois, qui ne pouvaient matériellement
connaître l'ensemble de la littérature populaire
et qui n'avaient pas la culture nécessaire pour concevoir
une vaste épopée, étaient manifestement
incapables de composer un poème comme le Kalevala.
C'est vrai, mais ils fournirent cependant à Lônnrot, — surtout
le vieil Arhippa, — sa méthode, si bien que
le père du Kalevala ne fit en somme qu'appliquer en
grand le procédé des chanteurs, et donna un
couronnement à l'œuvre obscure des bardes en
lui assurant l'unité intime qu'elle n'avait pu atteindre
sur les lèvres du peuple.
On a voulu refuser au Kalevala le nom d'épopée,
pour cette raison qu'il manque presque absolument de cette
cohésion intérieure, de cette intrigue ferme
que l'on exige dans ce genre poétique. Il est en effet
impossible de dire avec certitude quel est le fil rouge qui
traverse le Kalevala ; l'intrigue est flottante, et les divers épisodes
sont soudés ensemble moins par nécessité intérieure
que par des liens extérieurs. C'est probablement que
Lônnrot n'a pas voulu violenter les chants pour leur
imposer une forte unité ; il a préféré s'effacer
autant que possible, afin de laisser à son œuvre
un caractère nettement populaire. Le but de Lônnrot était
de présenter une image complète et fidèle
du triple aspect de la poésie populaire finnoise,
et il a réussi, avec un talent remarquable. Du reste,
il ne s'agit que de la définition du mot « épopée »,
qui, étendue quelque peu, convient parfaitement au
Kalevala.
Le mètre unique de la littérature populaire, — épique,
lyrique, proverbiale, — est un vers composé de
quatre trochées, formant huit syllabes. L'accent tonique
tombe toujours sur la première syllabe des mots, et
comme il prédomine sur l'accent métrique, la
poésie finnoise échappe à la monotonie
qui résulterait d'une versification plus stricte.
Ajoutons que l'enjambement est inconnu de cette poésie.
Voici, à titre d'illustration, les dix premiers vers
du Kalevala -.
Mii'leni ininnn tekevi, Ah'uni tijiitli'li'vi l.iililfiini
liiiihinidluin, Siiii'mii siiiii'IciiKiluin, SiilniriiUii
snollatnahan, l.djirirlltï liiiiliiiinihan ; Stiiiiil
sin/.vsim/ sulavat, l'uliccl piiliii'lcvdt, Kii'li'lli'in
ht'i'hiiïvût, Iliiiiipiiliilluni luijoovat.
Kalevala
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