LE KALEVALA
La vieille poésie finnoise ignore la rime ; car,
selon la métrique finnoise, les désinences
des verbes et des mots ne comptent pas comme rimes. Elle
exige par contre l'allitération, soit la présence
dans chaque vers de deux ou plusieurs mots commençant
par la même lettre. Comme notre rime, l'allitération
peut être riche ou pauvre. Elle n'est cependant pas
constante, et l'on trouve de nombreux vers qui en sont dépourvus.
Elle a exercé une influence considérable sur
le choix des mots et des épithètes : c'est
ainsi que Vàinâmôinen est « vaka »,
ferme, et « vanha », vieux.
Mais le trait le plus curieux de cette poésie est
le parallélisme : chaque pensée doit être
répétée en termes différents
dans deux ou plusieurs vers qui se suivent. L'emploi de ce
procédé poétique propre à tous
les peuples primitifs est constant, mais pas toujours très
strict, dans le Kalevala. Il a contribué à donner à la
poésie populaire finnoise son caractère imprécis,
vague, qui frappe si vivement le lecteur étranger
.
L'octosyllabe finnois se retrouve dans la poésie
populaire des Esthoniens et des Mordvins ; il est sûrement
très ancien et remonte beaucoup plus haut que le contenu
des chants ; il est probable qu'il fut commun de toute antiquité aux
peuplades finno-ougriennes du rameau ethnique ouralo-altaïque.
Les chants populaires, qui étaient habituellement
accompagnés en musique par le kantélé, étaient
exécutés par deux chanteurs assis face à face
sur un banc ; se tenant les mains, ils se balançaient
lentement d'avant en arrière. Le premier barde
chantait seul un vers, et son compagnon, qui récitait
avec lui le dernier pied du vers, disait seul l'octosyllabe
suivant, que le premier chanteur terminait à son tour à l'unisson
pour réciter de nouveau seul le troisième vers.
Ces concours de chants se prolongeaient souvent pendant des
journées entières.
Il n'est pas possible de présenter ici un résumé détaillé des études
ethnographiques, mythologiques et littéraires des
savants finlandais et étrangers sur le Kalevala. Je
me bornerai à quelques indications générales.
En premier lieu, il serait vain de vouloir chercher dans
ce livre une image scientifique de la religion, des mœurs
et des coutumes des anciens Finnois. Kalevala est une œuvre
de l'imagination poétique, dans laquelle les souvenirs
des temps païens ont été oblitérés
ou voilés par la doctrine chrétienne. On ne
trouve dans ce poème que de rares indications, bien
imprécises encore, sur la mythologie païenne.
Il ne faut pas oublier qu'aucun chant du Kalevala ne remonte
au delà du 12è siècle, et que la tradition
orale a sûrement déformé les chants originaux,
purement païens. Le Kalevala présente une curieuse
combinaison d'éléments chrétiens entrelacés
dans les vagues souvenirs du paganisme.
On observe dans l'épopée un antagonisme latent
entre deux régions, Knlevala et Pohjola, dont les
noms présentent de nombreux synonymes pour le parallélisme
: Vainôlii, Osmola, Snriola, Pimentola, etc.
Ces deux contrées restent voilées dans les
brumes de l'obscurité, il est impossible de les localiser
géographiquement, même de façon sommaire.
Kalevala signifie la demeure de Kaléva, le suffixe
la indiquant le domicile. Selon la Tradition, Kaléva
est un géant, un héros. Kalevala, la Patrie
de Väinamöinen, d'Ilmarinen et de Lemminkäinen,
est donc le pays des héros. Pohjola indique une région
nordique, la terre des magiciens et de l'obscurité :
on a voulu y voir la Laponie. Mais il serait faux de conclure
que Kalevala est la figuration poétique d'une lutte
entre le sud et le nord : les indications de la poésie
populaire sont trop imprécises pour autoriser cette
interprétation. Lönnrot a procédé à une
simplification, car, dans la tradition orale, le contraste
est
moins entre ces deux contrées qu'entre une infinité de
villages, voire de fermes.
Le ferme et vieux Viiinilwnincn. le personnage central de
l'épopée, fut jadis une divinité de
la mer ; Lônnrot, suivant l'exemple de Becker, accentua
son caractère humain, en fit un chanteur habile, un
sage guérisseur et, en interpolant quelques récits,
lui attribua la fertilisation des terres. Le forgeron Ilmarinen
occupait une place prépondérante parmi les
divinités de l'air (ilma air), bien que dans le Kalevala
on ne retrouve guère de traces de sa nature divine
: on mentionne une fois qu'il forgea la voûte du ciel.
Lemminkàinen, le joyeux amoureux, appartient à un
cycle différent : à l'origine, on ne sait s'il
fut un des héros de Pohjola.
Parmi les divinités du poème, la Fille de
l'air, qui apparaît comme la créatrice du monde.
Le dieu suprême, Ukko ou Jumala, a un caractère
païen, qui ressort tout particulièrement du ton
des prières qu'on lui adresse.
Tapio a certainement été la divinité païenne
des forêts ; c'est lui qui a le mieux gardé ses
attributions dans le poème, tandis que Hiisi, qui
fut aussi un dieu forestier, a pris dans la tradition populaire
le caractère d'un esprit du mal ; Hiisi indique
aussi le Malin, un endroit funeste, un méchant homme,
parfois les enfers. Lempo et les Juuttas (ce dernier mot
est une dérivation de Judas) sont aussi des génies
du mal. Ahti est le souverain des ondes, c'est lui qui, selon
l'évêque Agricola, « chassait les poissons
dans les filets ».
Le royaume des morts s'appelle Mana ou Manala dans la Finlande
orientale surtout, tandis que, dans tout le territoire finno-esthonien,
la désignation générale est Tuonela.
Tuoni, qui signifiait le défunt, a pris le sens de
mort. Kalma, la tombe, est usité dans la même
acception. La descente de Vainamôinen aux enfers n'est
pas un motif finnois originaire ; c'est probablement encore
un écho du mythe Scandinave de Balder.
La mythologie finnoise, avant l'introduction du catholicisme, était
encore loin de s'être organisée ; les shamans
semblent n'avoir eu aucune velléité de créer
une généalogie divine. C'est une des raisons
pour lesquelles il est si difficile de tracer un tableau
des divinités finnoises primitives, qui ont varié du
reste selon les tribus et dont les attributions étaient
très vagues.
Le rapt du sampo joue un rôle important dans le Kalevala.
On sait par le poème que c'était un moulin,
un beau couvercle, forgé par Ilmarinen pour la patronne
de Pohjola, et qui apportait une prospérité sans
borne à ceux qui le possédaient. Tout le mythe
du " sampo " semble relativement récent,
particulier à la Finlande orientale. Qu'est donc ce
sampo ? Un moulin, ou trois moulins ? Un symbole ? Mais symbole
de quoi ? Ce problème a passionné tous les étudiants
du Kalevala, et chacun a apporté sa solution. Il semble
que le sens de ce mot se soit perdu dans la tradition orale à une époque
ancienne déjà, et que le terme ait continué à désigner
un objet merveilleux, doué de propriétés
bienfaisantes. L'explication la plus plausible est que le
sampo serait une figuration du soleil ; quand le sens du
mot se perdit, l'imagination des bardes lui attribua les
significations les plus diverses : bateau, fiancée,
poisson merveilleux, etc. Une variante permettrait de faire
du sampo un être vivant, un dragon ailé, voire
un aigle dont celui qui emporte Louhi à la poursuite
des ravisseurs serait une forme évoluée. Le
dernier chant du poème est nettement chrétien
; il raconte la naissance du Christ, qui vainc en sagesse
le vieux Vàinà'mflinen et le force à se
retirer au bord du ciel, en laissant à son peuple
le kantélé.
***
Dans la présente traduction du Kalevala, venant après
celle en prose de Léouzon-le-Duc (1868), nous avons
avant tout cherché à rendre fidèlement
non seulement l'esprit du poème finnois et sa profonde
originalité, mais aussi le rythme même de la
poésie populaire, en employant l'octosyllabe français.
La versification adoptée profite de certaines libertés
admises : par exemple, je n'ai pas compté le « e » muet
suivant une autre voyelle et non élidé sur
la syllabe suivante. J'ai en outre renoncé à la
rime.
Ma traduction a été entièrement révisée
par mes amis finnois, MM. les professeurs Otto Manninen,
Oiva J. Tallgren et Arthur Lângfors, à qui je
tiens à exprimer mes remerciements les plus chaleureux
; j'y associe aussi MM. Jules Romains et Georges Duhamel,
qui m'ont donné des conseils précieux au cours
de mon long travail.
J.-L. Perret.
Kalevala
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